Loin du pays joyeux des enfants heureux

Dans L’île aux enfants de l’exode, Sarah Lebas et Cyril Thomas croisent la trajectoire d’enfants syriens en route vers l’Europe. A l’occasion d’une halte de 48 heures sur l’île de Lesbos, ils recueillent leurs témoignages avec pudeur.

C’est un jour chaud et plein de soleil. Autour de l’île, l’eau est aussi bleue que le ciel. Les vagues qui roulent au large de Lesbos paraissent inoffensives, mais le spectateur sait déjà qu’il n’en est rien. Une barque de migrants s’approche, surchargée ; elle déborde de bouées dérisoires que les passagers jettent par dessus bord les unes après les autres.

Le canot pneumatique accoste, et les silhouettes courent sur le sable au milieu des rochers. Un père radieux embrasse son jeune fils sur le front et l’étreint, les larmes aux yeux. Il fond en larmes et tombe à genoux, le visage entre les mains. La scène est heureuse, mais le déchirement commence. Même dans les heures de joie, le spectacle est âpre.

Cette dureté, le film ne l’évite pas, ne la cache pas. La parole donnée aux enfants n’est pas une excuse, elle ne fait pas du documentaire une œuvre édulcorée ou naïve. C’est moins une fuite qu’une décision réfléchie, le choix de montrer à hauteur d’enfant une humanité qui s’affranchit des contextes. Elle nous y ramène cependant, fatalement. Face aux visages et aux drames singuliers, on essaie de comprendre.

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« J’ai marché sur l’eau »

Le film de Sarah Lebas et Cyril Thomas, construit sans autre narration que celle des interviewés, frappe par son langage. Des mots d’enfants – simples, singuliers, surprenants parfois. Parmi eux, ceux de Mary, 5 ans, qui répond aux questions avec un sourire joueur. Il y a un décalage dans son récit, une fissure dans ses histoires. Elle soutient à sa grande soeur Zeinab qu’elle n’a pas pris de bateau pour rejoindre Lesbos. Elle a marché sur l’eau, et la montagne s’est avancée vers elle.

Elle rit, mais il y a quelque chose de tragique dans ses hésitations rêveuses. « Je n’aimais pas la Syrie, parce que tout le monde fumait là-bas. Tout le monde, tout le monde fumait, même les petits enfants. Ici, personne ne fume » Elle insiste, et le spectateur comprend. Les mots qu’elle détourne racontent une autre histoire, appuyée par la gravité indescriptible de ses grands yeux noirs. Blague ou déni, la fillette nous livre sa souffrance en métaphores.

Le langage des corps interpelle lui aussi. Les regards des enfants sont changés, mais le désir d’exister résiste encore. Ils parlent, jouent, se disputent, imaginent. La vie continue. Invitée à s’exprimer à l’issue de la projection, la réalisatrice est admirative.

« Certains enfants sont tombés à l’eau, ont frôlé la noyade. Pourtant le lendemain, on les voyait se baigner avec leur famille et jouer dans les vagues »

Elle parle de résilience. Ils n’occultent pas le drame, dont ils parlent à l’occasion avec une sagesse déconcertante -, ils vivent simplement avec, à leur manière.

« Si j’en parle, ça va vous traumatiser »

Mary raconte qu’elle demande parfois à ses sœurs où elle est. « Tu es loin », disent-elles – la phrase est lourde de sens. Ces enfants n’ont pas quitté leur pays natal de gaieté de cœur – le film le rappelle avec justesse. « On n’est pas les mêmes ici et là-bas ». Là-bas, Ayman avait une maison et sa propre chambre, des amis à l’école et moins de soucis. Depuis son départ, et c’est sans pathos qu’il le raconte, sa famille dort dans une tente, sans couvertures. Le propos n’est pas moralisateur, ni dans sa bouche ni dans celle des réalisateurs, mais le sérieux de ces garçons vieillis trop vite interroge.

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Qui est-on quand on a perdu sa terre, son métier, ses amis, son statut ? La détresse des parents ponctue le film comme un rappel de cette question fondamentale. A l’instar d’Hassan, universitaire et chef d’entreprise, qui se bat jour après jour, mais confie se sentir presque incapable parfois de s’occuper de ses enfants, « d’être un bon père ».

« Si j’en parle, ça va vous traumatiser. Vous allez pleurer, et vous devrez couper la caméra » Oussama, 14 ans, fixe ses interlocuteurs sans ciller. La violence des conflits a tué dans l’oeuf son début d’adolescence. Il avait 11 ans à l’époque, et jamais vu de films d’horreur. Il reconnaît lui-même que que la guerre l’a fait vieillir avant l’âge. « Ca a détruit  mon enfance, tous mes souvenirs » La question n’est même plus d’être consolé, réparé : on ne revient pas de spectacles comme ceux-là.

L’île aux enfants de l’exode n’est pas un film misérabiliste. Il aborde la crise des réfugiés, et c’est volontaire, avec une chaleur qui manque souvent aux reportages. Le cas des enfants, jusqu’ici, n’y appelait qu’une image, celle d’un corps mort échoué sur une plage, et un prénom, Aylan, répété partout jusqu’à la nausée. Sarah Lebas et Cyril Thomas nous apportent autre chose. Je leur en suis reconnaissante.

 

Joséphine Duteuil

Crédits Photo : Capa Productions